06/04/2013

Quand la DCRI dérape sur Wikipedia

Un administrateur du site participatif Wikipedia aurait été convoqué par la DCRI et contraint à supprimer une page de contenu sur une installation militaire française, un événement qui illustre les méthodes parfois contre-productives de la DCRI concernant le web et ses usages.



Après avoir contacté en mars la Wikimedia Foundation qui gère et finance la célèbre encyclopédie collaborative Wikipedia, la DCRI aurait convoqué début avril un contributeur de Wikipédia au sujet d’une page du site détaillant les caractéristiques d’un site militaire français. Au cours de l’entretien, le bénévole de Wikipédia aurait reçu l’ordre de supprimer la page Wikipedia concernée, sous peine d’être placé en garde à vue, ce à quoi il se serait plié.

Cette page dédiée à la station hertzienne militaire de Pierre-sur-Haute est en ligne depuis 2009 sur le site Wikipedia et constitue un article intéressant sur cette installation militaire à usage mixte, puisque ce site accueille à la fois des émetteurs de l’armée de l’Air, un relais de télévision et un radar de DGAC. La station de Pierre-sur-Haute, implantée dans le beau massif des Monts du Forez, constitue un relai de télécommunications stratégique pour l’armée de l’Air et le ministère de la Défense, avec des installations sécurisées et autonomes en énergie. Ces caractéristiques d’autonomie et de protection aux menaces NRBC en font un hub stratégique pour les télécommunications de Défense dans le quart sud-est de la France. Toutefois, il faut noter que cette station s’intègre dans un réseau d’autres émetteurs de forte puissance présents dans la région.

Un examen attentif de cette page Wikipédia révèle qu’elle ne contient pas d’informations particulièrement sensibles, puisqu’elle ne dresse qu’un historique de la structure et ne détaille pas la nature des émetteurs militaires, ni leurs gammes de fréquences. Les seules informations sur le fonctionnement de la station concernent son quartier vie et la présence d’une partie souterraine de l’installation, ce qui n’est pas vraiment une surprise. L’ensemble de ces informations ne provient pas d’un document classifié qui aurait été subtilisé dans les coffres du ministère de la Défense, ni même d’un technicien indiscret, mais tout simplement d’un reportage d’une chaîne de télévision locale : TL7 (Télévision Loire 7). D’une durée de 25 minutes, il présente de nombreuses images de la station et détaille un certain nombre de ses caractéristiques, dans le cadre d’une visite des journalistes organisée par l’armée de l’Air. Ce reportage, cité explicitement comme source sur la page wikipédia, peut toujours être visualisé sur le site de la chaîne, une subtilité qui semble avoir échappé à la DCRI.

L’ensemble des informations fournies sur la page Wikipédia incriminée relevant de sources ouvertes, si des mesures de protections étaient nécessaires pour empêcher leur diffusion, elles auraient du avoir lieu en amont, en particulier auprès des médias accueillis dans la station. Cette page a été consultée par des milliers d’internautes, de crawlers et autres routines de téléchargement, assurant que les données qu’elle contient ne peuvent être simplement « effacées » et pourront être republiées à l’infini. Wikipedia n’est certes pas un espace de non-droit où la divulgation d’informations classifiées serait tolérée, mais les personnels de la DCRI devraient s’efforcer de comprendre que Wikipedia n’est pas Wikileaks. Il faut d’ailleurs saluer le travail des contributeurs et des administrateurs francophones de Wikipedia, en particulier concernant les rubriques consacrées aux sujets de défense et de renseignement, pour leurs efforts de sourçage – toujours open-source – et de précision de leurs articles.

La gestion imparfaite par la DCRI de cette affaire, en ne recherchant pas plus longuement une conciliation avec la Wikimedia Foundation et en ne préparant pas une communication précise en cas de refus de la part des administrateurs de wikipedia, indique une méconnaissance ou un désintérêt pour les usages du web. Comme l’ont signalé plusieurs commentateurs, la DCRI, en cherchant à supprimer un contenu sur internet, a manqué à son objectif de discrétion et engendré un « effet Streisand » sur la page wikipédia incriminée, augmentant fortement sa visibilité et le nombre de ses consultations. L’affaire a été largement reprise dans la presse internationale, permettant à des lecteurs américains ou hongrois d’apprendre l’existence de la station de Pierre-sur-Haute.

Les récentes déclarations d’Emmanuel Roux, secrétaire général du syndicat SCPN, sur la suppression de cette page et la mauvaise publicité qui a suivi, donne des indications sur les motivations de la DCRI et sur une certaine vision du web au sein de l’institution. A plusieurs reprises dans son interview accordée au Point, E. Roux souligne que la DCRI aurait été dans l’obligation de contacter les responsables français de wikipédia, en vertu de l’article 40 du code de procédure pénal, relatif à l’obligation de dénonciation par tout fonctionnaire d’un délit dont il aurait pris connaissance dans l’exercice de ses fonctions. Il répète également que la DCRI aurait agi sur ordre du parquet pour obtenir la suppression de cette page, dédouanant le renseignement intérieur de l’initiative de cette démarche. Le secrétaire général du SCPN se plaint du manque de coopération des autorités américaines dans la suppression de données qui mettraient en cause la sécurité de l’État français, évoquant une possible mauvaise foi de la part des Américains. Il évoque la possibilité de demander aux FAI de bloquer l’accès aux pages concernées.

Ces propos montrent la position d’autorité dans laquelle se place les services de l’État et la justice concernant les contenus en ligne, sans réelle considération pour les citoyens qui les produisent, ni pour leur démarche visant à informer le grand public, y compris sur des sujets sensibles tels que les installations militaires. Pourtant une réponse strictement technique et juridique ne suffit pas pour garantir la protection de données sensibles, en raison de l’internationalisation des hébergements de données et de l’aisance avec laquelle celles-ci peuvent être capturées et reproduites sur des sites miroirs, échappant aux suppressions. La question du retrait de données classifiées des réseaux pose également la question de la veille automatisée, mise en œuvre par des particuliers comme par des organisations – au premier rang desquels les services de renseignement étrangers – dont la rapidité de collecte d’informations dépasse de très loin les délais de réponse légaux. La réponse par le filtrage est également insuffisante, compte tenu des solutions alternatives qui pourraient être mises en place par les internautes en cas de limitation de leur accès à des sites tels que wikipédia, qui ont un statut quasi-institutionnel sur internet et sont considérés comme des acquis dans l’accès et le partage de la connaissance.

Cette situation appelle une démarche plus complète de la part des services de renseignement, avec un volet de communication et de pédagogie envers les citoyens pour leur expliquer les enjeux de la protection des données classifiées, ainsi que les textes de loi qui régissent cette protection et auxquels chaque internaute est soumis, y compris dans le cadre de la libération des savoirs. Le recours répété à des démarches purement réglementaires, par des mises en demeure et des convocations menant à la destruction de données, pourrait engendrer un raidissement de certaines communautés d’internautes qui seraient en mesure de tirer parti, encore une fois, de leur caractère international et insaisissable en s’opposant à l’application de décisions judiciaires. La justice et les services de renseignement devraient réfléchir à la mise en place de mesures intermédiaires basées sur la discussions et la négociation, en particulier avec des acteurs amenés à héberger des contenus informationnels massifs, par exemple par la création d’un médiateur destiné à rappeler la loi aux administrateurs et animateurs de contenus, et à inciter la suppression des seuls éléments classifiés (sanitization), plutôt que de chercher la suppression globale de contenus ou le filtrage.

Sources : Wikimedia, AFPWikipedia

À lire sur ce sujet : Authueil.org, Rue89, Le Figaro, Slate.fr

Version PDF de la page Wikipédia Station hertzienne militaire de Pierre-sur-Haute, hébergée par Zone d'Intérêt

Màj : Article remplacé par la version augmentée, publiée sur AGS (alliancegeostrategique.org) le 10 avril 2013

3 commentaires:

  1. Excellent billet. Je me permets toutefois une petite correction. Il faut parler de la Wikipédia francophone ; ce qui est un autre détail qui a complètement échappé à l'officine de contre-espionage française. En effet, un administrateur d'une autre nationalité a restauré l'article après la suppression forcée et des contributeurs internationaux (suisses, belges et québécois) ont été les premiers à intervenir, puisqu'ils ne tombaient pas sous la juridiction de la DCRI.

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  2. C'est bien à cette communauté wikipédia francophone de qualité à laquelle je faisais référence. Merci pour vos précisions.

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  3. Dans cette affaire il existe en gros 2 possibilités :
    - une opération d'intox de la DCRI qui vise à faire croire au grand public (et aux services étrangers possiblement interessés) qu'un site est hautement stratégique alors que ce n'est pas du tout le cas ;
    - une opération maladroite qui dénote une incapacité à anticiper et à maitriser la diffusion de l'information interessant la sureté de l'Etat sur internet (wikipedia c'est forcément un peu plus compliqué a gérer que l'ORTF).

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